Je l’avais promis, alors on va le faire. On va se pencher sur cet inquiétant syndrome aux effets surprenants qui frappe même dans les milieux tangueros.
Donc, César. Pas celui de Pagnol, Jules.
Jules César. Patricien romain à la carrière légèrement laborieuse dans la première partie de sa vie d’adulte, il réussit à se rattraper en torchant péniblement Vercingétorix, un chef gaulois bien connu par chez nous.
Malin, il n’a pas manqué de valoriser cet acquis grâce à ses « Commentaires sur la guerre des Gaules ». La caractéristique stylistique de ces fameux Commentaires a été qu’il parlait de lui à 3ème personne du singulier, ce qui lui a permis de se faire mousser gravement. Beaucoup plus que s’il l’avait écrit en disant « je ». Ca lui a servi pour exploser son principal concurrent, pas forcément plus doué que lui, (mais carrément pompé). Il a continué à se faire mousser, jusqu’à ce qu’ayant gonflé tout le monde, il se fasse buter.
On ne s’en rend pas forcément compte mais César a aujourd’hui des descendants dans le monde du tango de chez nous. Et ceux-ci écrivent. Leur prose s’étale volontiers sur les sites web et même jusque dans le journal des assos de Tout Tango. L’emploi de la 3ème personne du singulier y côtoie l’emploi de qualificatifs élogieux.
Au-delà de l’étonnement d’apprendre que Roger Lenclume organisait un événement dans un article signé par le même Roger Lenclume, bien sûr !
Ainsi il suffit à un organisateur de parler de l’enthousiasme régnant dans la structure qu’il anime et la règle d’or de « qualité » qui caractérise ses animateurs pour jouer son petit Jules César. En n’hésitant pas à caler les adjectifs « extraordinaire » « magnifique » « émouvant » voire « incontournable » pour ses réalisations. Quitte à ce que le rédacteur enfonce le clou en vantant les qualités des choix de programmation des DJs du lieu (qu’il connaît très bien vu qu’il les rencontre chaque fois qu’il se regarde dans la glace). Le tout au service du « pur bonheur » des usagers bien sûr !
Evidemment chaque événement ne manquera pas d’être « une très belle édition » où tout s’est enchaîné « à la perfection » et grâce à l’énergie et au sérieux de l’équipe, et où chaque chose a été « très bien organisée » selon l’avis « unanime » des participants. (évidemment, il ne faut pas que le lecteur de cette prose tombe par ailleurs au gré de ses pérégrinations sur les réseaux sociaux sur un commentaire où justement un des participants relève que « côté organisateurs, ils se la pétaient pas mal », ça casse un peu l’effet incontestable recherché).
Ne parlons pas évidemment des Césars enseignants rédigeant leurs propres commentaires sur eux-mêmes : pédagogie « sensible », « innovante », tango « authentique », « moderne », « créatif » etc…
L’exercice peut évidemment se révéler casse-gueule. L’emploi de la conjugaison à la 3ème personne peut s’avérer lourdingue mais comme on peut espérer que cet emploi donne un côté objectif à l’expression… Dans le tango fortement marchandisé d’aujourd’hui, essayer de sortir de la mêlée par le haut mérite bien qu’on prenne comme César (Jules) quelques risques. On en est à l’ère de la propagande et du marketing après tout ! Les appellations sont modernes mais la réalité qu’elles recouvrent n’a pas tellement changé depuis 52 avant JC. Ce dernier et fameux JC en question, lui, n’a pas eu trop le temps de se prêter à l’exercice, mais il a eu plus de succès posthume (ça lui fait une belle jambe), vu qu’il a eu plein de copains pour parler de lui à la 3° personne. Et là, ça a été un beau succès de propagande !
Eric Schmitt.
Tout Tango Mag. 26/12/2013